Romain Verger
«C’est nous, sur l’injonction sainte, qui te nommons, nous te
Nommons, Nature ! et de toi tout ce qui dut aux dieux naissance
Comme d’un bain surgit dans sa neuve fraîcheur.»
Hölderlin, «À la source du Danube», Hymnes. Trad. Gustave Roud.
Nommons, Nature ! et de toi tout ce qui dut aux dieux naissance
Comme d’un bain surgit dans sa neuve fraîcheur.»
Hölderlin, «À la source du Danube», Hymnes. Trad. Gustave Roud.
© Tokihiro Sato, Respiration, 1997. |
«Pour moi, la montagne, le ciel, l’arbre... ne sont pas que la montagne, le ciel, l’arbre Ce sont des présences, de hautes présences éblouissantes, et je suis leur frère, leur compagnon»
«le soleil contre la fenêtre de ma salle de bains forme un visage sans traits, une face essentielle».
Chez Dieterlé, l’inquiétude et le doute percent çà et là, la perspective de cette mort qui «nous aime autant que nous l’aimons». Au croyant, la mort ne fait pas peur : elle prolonge la vie, l’accomplit même en lui donnant son «contour princier», elle s’étale et s’illimite en mer, eau première et dernière, maternelle et létale. Mais la mort est lugubre au poète qui la sait tapie dans la parole — le mot s’y tient tout entier, qu’une seule lettre distingue de la mort. Et ce n’est qu’en cela qu’elle inquiète, par sa menace d’aphonie, cette extinction inéluctable de la voix, de la parole poétique qui viendra tôt ou tard borner le chant d’un point, point d’arrêt à cet hymne à la nature en lequel se manifeste Dieu :
«parfois, les mots ne jaillissent plus comme une source libre, naturelle, effrontée et rieuse Ils sont arrêtés par une accumulation de terre noirâtre qui divise leur cours, le réduit en filets multiples de plus en plus impalpables Comme ce processus est douloureux ! La mort, la mauvaise, n’est pas différente dans ses effets : elle emplit la bouche du mourant de son sable sombre et grumeleux, jusqu’à l’anéantissement de toute parole»
Nombreux sont les poèmes où la nature participe de cet acte de foi, se faisant oratoire à ciel ouvert, lieu où s’accomplissent miracles et sacrements :
«La moindre baignade est un baptême, le moindre repas une Cène»
«La pluie baptise le monde»
«Les nuages sont des anges échappés...»
«La pie sur sa branche est heureuse : la pluie a ressuscité son chant»
«La Beauté est une eau communiante, une eau de lumière»
«Tous les arbres en fleur sont ses mains rédemptrices»
La poésie de Dieterlé célèbre cette unité de la nature et du sacré, elle en révèle l’évidence et en prolonge indéfiniment la grâce par les mots, perpétuant l’éblouissante révélation rencontrée en forêt. Comme le dit Régis Altmayer, «Nicolas a pressenti que la beauté du monde était le symbole d’une autre réalité infiniment plus dense et plus belle, réalité à laquelle il faut tenter de s’accorder» :
«alors que nous marchions dans une forêt de hauts arbres entre lesquels ruisselait la lumière du soleil, comme une féérie, a surgi en moi cette phrase : «ici pépie le cœur de l’oiseau-mouche».
On comprend dès lors que sa langue se détourne des villes aux rues étroites où la «nature capturée, domestiquée, [est] d'une tristesse opaque». Pour cette «âme éprise d'espace», le Dehors est «la patrie» où se noue et se déploie le chant, «l’immesurable Dehors», demeure du Père : «La nature ne pourrait-elle pas être ma sainte maison, mon monastère ?»
Ainsi, le poète n’a de cesse d’exalter cette «continuité ravie», au point de rêver de se confondre et se dissoudre en chacun de ses éléments :
Ainsi, le poète n’a de cesse d’exalter cette «continuité ravie», au point de rêver de se confondre et se dissoudre en chacun de ses éléments :
«Qu’entre le nuage et moi, la vague et moi, le rocher et moi, il n’y ait pas, il ne puisse pas y avoir de discontinuité, voilà ce que mon cœur comprend et que ma raison ne sait pas»
«Je ne sais qui je suis Suis-je l’arbre à la profonde ramure et au tronc puissant que mes bras étreignent ? Le sable endimanché que les insectes décorent ? Ou bien le chat souple et léger qui file entre mes doigts, comme une source ?
Ou tout cela à la fois ?»
«mon regard est bu par le paysage assoiffé»
En s’installant à Villars-sur-Var, dans les Alpes-Maritimes, Dieterlé trouve un cadre idéal dont l’ouverture et la démesure vont s’accorder tant à son imagination créatrice qu’à sa quête spirituelle : "S'installer à V. , c'est entrer dans un Ordre très saint : celui des montagnes". S’y réalise tout uniment l’aspiration à s’élever, se verticaliser, se recentrer et s’ex-stasier. Les montagnes, comme les fleurs (pruniers, roses ou lilas) dont l’évocation ponctue les poèmes, invitent à se tenir debout, à s’épancher, s’expanser et jaillir. À leur vue, l’être est appelé à s’excéder et se dresser, tendu au-delà de son humanité, épousant la «vertu explosive d’un vol de papillon» :
"Cela veut jaillir, car cela est jaillissement, profusion, fontaine éclaboussante, torrent cascadant sur les pierres qui résonnent, monde en soi qui sans cesse se métamorphose, rire liquide ininterrompu"
"[les roses] sont toutes entières dehors, dans l'épanchement, dans la joie de l'épanchement, elles sont dressées, dressées, comme des lances, comme des épées".
Mais il n’est d’élévation que pour celui qui aura avancé en lui-même jusqu’à se rejoindre. En cela, la pierre, la roche dense et lourde des montagnes suscite des visions oniriques et euphoriques où le poète, après avoir erré dans sa «périphérie ingrate», trouve à se rassembler autour de son propre noyau, voie d’accès au «pays de la connaissance». Ainsi dans L’Aile pourpre, il s’imagine en rêve habiter au cœur d’une montagne — cathédrale de pierre brute — "une immense chambre en forme de sphère", où l’être rejoindrait sa destinée et son milieu, dans une éternité minérale préfigurant la mort joyeuse : "Un jour viendra où je serai dans le milieu de moi-même […] nous ne serons plus DEUX, mais UN, une seule fontaine liée par le milieu de l'âme".
Peut-être est-ce à cette difficulté-là, au point de fracture de ce double mouvement d’éclatement, de dissémination et de concentration monastique que s’attèle la parole poétique de Dieterlé ; et au-delà, à toutes les contradictions : faire lien et liaison, être celui par la voix duquel s’opère l’union, la communion. En l’appliquant d’abord à la langue, en supprimant le point, ce point qui dans la Grèce antique sépare les mots sur la pierre bien avant de clore les phrases :
Peut-être est-ce à cette difficulté-là, au point de fracture de ce double mouvement d’éclatement, de dissémination et de concentration monastique que s’attèle la parole poétique de Dieterlé ; et au-delà, à toutes les contradictions : faire lien et liaison, être celui par la voix duquel s’opère l’union, la communion. En l’appliquant d’abord à la langue, en supprimant le point, ce point qui dans la Grèce antique sépare les mots sur la pierre bien avant de clore les phrases :
«Ainsi errent les mots sur la page blanche, dans l'absolu de leur joie sans cesse renouvelée Lévriers élancés, ils ne connaissent pas les arrêts ni les tergiversations Le moindre repos leur est encore mouvement»
«Le langage est séparation, je voudrais qu’il soit communion Est-ce possible ? Oui, par le biais de la poésie Celle-ci est une tentative pour amener le langage «ordinaire», prosaïque, séparateur, jusqu’au degré (d’incandescence) où toutes les différences s’unissent en lui Dans la poésie, le «moi» et le «monde», la «matière» et «l’esprit», ne s’opposent plus Tout au contraire [...] C’est un incessant transvasement réciproque»
Dans ce flux poétique incessant, tissé au fil des jours, Dieterlé se fait «taupe visionnaire» ou herméneute du monde sensible ; il travaille à mailler le haut et le bas, la chair et l’esprit, la matière et la métaphysique :
«Avoir une parole poétique, c’est-à-dire qui accueille avec libéralité et joie toutes les contradictions, c’est sortir du monde avare et souterrain où je me terrais, pour exister enfin, bras ouverts et le cœur étendu comme un pont»
Cette communion tant rêvée survient fugitivement, dans les motifs de la mer ou de la neige qui en sont les symboles et la stase : la neige efface les frontières, unifie les paysages, abrase les reliefs et ouvre sur l’infini :
«Puis vint la neige, avec sa bouche sans fond, avec sa faim rigoureuse, en laquelle disparaissaient peu à peu les fausses distinctions, les frontières arbitraires Ô la grande mêlée unanime des flocons»
Mais la séparation ne s’abolit peut-être totalement que dans l’expérience de la folie, comme si en elle se réalisait la forme la plus achevée de l’enthousiasme. Faut-il y reconnaître des réminiscences païennes, dionysiaques ? Elle est selon Dieterlé «l’attribut des dieux» :
"La folie du paysage ne connaît pas de limites, elle rayonne comme un soleil inarrêté"
«Maintenant, [le langage] admet la contradiction, la profusion, le gaspillage même, la folie»
«La vraie sagesse consiste à devenir fou, comme les arbres Alors seulement, peut s’épanouir pleinement le chant liquide et métallique de la conscience»
"je me grise du parfum des lilas"
La poésie de Dieterlé dessine une quête spirituelle qui, pour s’accomplir, doit assimiler les contradictions et faire l’épreuve de son emportement et de son embrasement.
Les citations de cet article sont tirées de L’Aile poupre (Arfuyen, 2004) et de Ici pépie l’oiseau-mouche (Arfuyen, 2008).
Les citations de cet article sont tirées de L’Aile poupre (Arfuyen, 2004) et de Ici pépie l’oiseau-mouche (Arfuyen, 2008).
Cet article a paru dans le N°59-60 de la revue Diérèse, printemps 2013.
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